Pourceautages
Vu d’avion, les villes peuvent être définies comme un réseau de rues à entretenir, des maisons à rendre aussi agréables à vivre que possible, des commerces à répartir au mieux des besoins des habitants. De même, y sont indispensables des établissements scolaires bénéficiant tous de moyens semblables et, bien entendu, des professionnels de santé – éventuellement cliniques ou hôpitaux – accessibles à tous, financièrement et géographiquement.
Les villes sont des lieux d’épanouissement culturel où les théâtres, les cinémas, les musées sont aussi nécessaires que les espaces verts et les gymnases. En ce domaine également, une distribution cohérente et un accès facile sont des critères déterminants…
Des sages chargés de veiller au respect des valeurs de justice et d’équité propres à favoriser un climat de sérénité bienveillante entre les citoyens, ou « conseillers municipaux », sont recrutés pour une durée limitée, par cooptation, le plus souvent parmi les diplômés d’écoles spécialisées dans la gestion harmonieuse de groupements humains. Leur rémunération est, bien entendu, égale à celle de tous les autres citoyens puisque nous vivons enfin dans une société non juchrémane, c’est-à-dire une société de laquelle toute idée d’avantages matériels liés à une fonction quelconque au sein de la cité a été bannie. Plus de hiérarchie mais une répartition horizontale des tâches selon les talents des uns et les besoins des autres. Ajoutons en passant que l’argent est redevenu ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : une monnaie d’échange, auto destructible après une année révolue de non utilisation. Eh oui ! Nous avons finalement réussi à laisser notre préhistoire derrière nous et notre cerveau reptilien au placard. Les superstitions, juchrémanes ou autres, continuent à circuler, surtout près des cimetières les soirs de pleine lune mais, dans la mesure où le tissu d’âneries sur lequel elles s’appuient a cessé de nuire au développement de structures mentales proprement humaines, chacun les laisse mourir de mort naturelle…
-Hé gars Franck, réveille-toi !
-Qu…Que se passe-t-il ?
-Les premières estimations viennent de tomber, ça t’intéresse ?
-Non mais envoie quand même!
Car ce qui précède n’était qu’un rêve. En vrai, à la télé, les soirs de « dépouillement », on ne conçoit pas la gestion d’une ville ou d’un village comme un métier qui s’apprend et s’exerce par goût, voire vocation, à l’exclusion de toute motivation juchrémane (pépètes, besoin de dominer, tribalisme, etc). Non, à la télé, les soirs de dépouillement, on ne parle que de « batailles », de « fiefs » à « conquérir » ou à « défendre », de « citadelles », de « bastions » à « arracher » à ceux d’en face par une « victoire », si possible « écrasante » de nos « troupes ».
Interrompant de toute urgence de prétendus « débats » – dialogues de sourds entre « lieutenants » analphabètes – nous parviennent, dans le crépitements des flashes, depuis des « qg de campagne » largement fournis en amuse-gueules à nos frais, les visions affligeantes de chefs d’escadrille acrobates du mensonge dans leurs numéros de basse voltige.
Figés de stupeur devant nos écrans, nous sommes des genres de bernadettes soubirous à l’entrée de la grotte miraculeuse. Sauf que le miracle, c’est nous qu’on le renouvelle à chaque « consultation électorale », comme ils disent. Le miracle de la crédulité infinie. Le miracle du blaireau complet à qui on réitère, de scrutin en scrutin, les mêmes promesses non suivies d’effet et qui, pourtant, tel un enfant jamais rassasié de père noël, veut y croire encore et encore. Le miracle du gogo de service qui, savamment culpabilisé dans son hésitation à accomplir un « devoir électoral » inutile supplémentaire, finit malgré tout par se laisser berner une fois de plus par l’habile marchand de cravates à la sauvette. Le miracle de la démocratie démocratique en action.
Non seulement, il y a cette culpabilité de ne pas profiter d’un droit soi-disant acquis au prix du sang par nos aïeux vénérés mais reconnaissons que tout ce cirque paramilitaire, pour ne pas dire guerrier, nous titille l’animalité. Le syndrome du Grand Prix de L’Eurovision. Chic, une bagarre ! Mais alors, si on veut bien admettre que, de temps en temps au moins, la gestion d’une ville est un métier comme un autre, pourquoi ne pas élire aussi les plombiers, les maçons, les marchands de glaces, les dentistes ou les éboueurs ? Ça nous donnerait l’occasion de nous foutre sur la gueule encore plus souvent. Quasiment tous les jours.
-Et, tant qu’on y est, ce serait pas mal d’élire les journaleux télévisuels et leurs « estimateurs » (dixit Marie Drucker) qui se contentent d’annoncer 38% d’abstention en début de soirée pour ensuite ne plus jamais en tenir compte dans leurs pourceautages et, en conséquence, faire discrètement comme si les zélus l’avaient réellement été par une majorité réelle de citoyens.
-…Sans jamais s’intéresser, ce serait trop leur demander, à tous les marins qui, sourds aux chants des sirènes de la schizophrénie démocratique, ont toujours pris soin de naviguer loin des listes électorales. En pourceautage, je peux te dire que ça doit largement permettre de faire la bascule et de conclure, chiffres à l’appui, que dans ce coin de la Juchrémanie post moderne, le kratôs du démôs sur lui-même repose aujourd’hui sur du vent.
-C’est plutôt une bonne nouvelle, non ?
-Je dirais que oui, dans la mesure où ça prouve que la majorité des citoyens semblent ne plus accorder d’importance aux tortillages de cul d’une poignée de mythomanes prétendant parler en leur nom. La majorité des citoyens en a soupé de toutes ces starlettes sans la moindre qualification professionnelle qui, au coup de gong, s’en viennent faire renouveler leur CDD, ou s’en faire établir un, sur la foi de leur bonne mine et de leur appartenance à une bande de potes que heureusement qu’elle est là pour contrer d’autres bandes qu’elles sont malfaisantes comme tout. Ben voyons! La majorité des citoyens en a marre de régler des factures somptuaires à des maçons incapables d’honorer leur devis, alors que les baraques qu’ils leur livrent sont déjà en train de se fissurer. La majorité des citoyens a compris que gérer une ville était un métier. Pas une affaire de copinage artistique.
-Tu veux dire que la majorité des citoyens a pigé que calculer combien il faut de pièces dans un appart pour loger cinq personnes ne dépend pas d’avec quel promoteur véreux on a passé le dernier weekend à Marrakech ?
-Oui c’est bien ce que je veux dire. Je veux dire également que, sous ce je-m’enfoutisme de surface exprimé par le bon peuple, commence à poindre une réelle envie de mettre fin à une croyance fondatrice de la culture juchrémane : la nécessité de suivre un chef. Ce n’est pas parce que les “réseaux sociaux”…
-Ha ha ! Je te vois venir !
-…S’acharnent à entretenir leur cher public dans la certitude pathologique que, pour accéder soi-même à un semblant d’existence, il est indispensable de se réclamer d’un gugus à «liker » ou à « follower », que, au fond…
-Tout au fond alors !
-Je sais, mon optimisme me perdra…Qu’au fond, disais-je, le citoyen responsable de sa pensée et de ses actes n’est plus très loin de pointer le bout de son museau. Titulaires d’un cerveau de tous les pays, unissons nous !
(à suivre: Entretien septième )